CHAPITRE VIII
J’ai laissé le commandement de la forteresse à Val Straeten et à l’officier du plus haut grade trouvé parmi les prisonniers. Le commandant d’aviso Daréa, qui restera continuellement en rapport avec moi, grâce au visiophone du bord.
Dans la salle des machines du patrouilleur, Vortan lance les moteurs et je mets le contact. Nous décollons. Immédiatement, je pique vers la forêt guidé par la sonorité d’appel de l’émetteur que Gordil fait fonctionner.
La nuit est presque tombée. D’immenses zones d’ombres assombrissent déjà la savane où les premiers fauves apparaissent. Quelques badraks ont déjà pris l’air.
Les badraks, je ne les crains pas beaucoup, je me méfie surtout des méduses volantes à cause de l’action corrosive de leur sécrétion sur le métal.
Tous les écrans de visibilité extérieure sont branchés et Suana les surveille anxieusement avec moi. Je suis prêt à ouvrir le feu.
Bien sûr, un patrouilleur est infiniment plus massif qu’un hélicar et je doute qu’une méduse puisse le déséquilibrer, mais je reste tout de même sur mes gardes.
La forêt ! Dans mon micro, je crie :
— Fermez tous vos scaphandres.
Nous survolons la cime des arbres, ce qui débusque d’immenses colonies de volatiles divers dont certaines bandes vont même jusqu’à nous charger furieusement.
Je m’en débarrasse au désintégrateur sans parvenir à dominer une impression de malaise.
Saurait ne s’est pas enfoncé très profondément dans la forêt. Voyant qu’on ne l’y poursuivait pas, il a établi son campement à moins de trois cents mètres de la lisière.
Nous le survolons presque tout de suite.
— Starel pour Gordil… Gordil…, répond.
— A vos ordres, mon capitaine.
— Rien de nouveau ?
— Rien.
— Tu n’as pas été incommodé ?
— Pas encore.
Il ne le sera probablement plus. Il doit être réfractaire au parfum de la loubiane comme les carnassiers qui en vivent. Je lui annonce :
— Nous sommes là. Dès que j’aurai établi un champ de force qui coiffera celui de votre campement, je t’avertirai.
D’abord, il faut faire descendre le patrouilleur, puis dégager un certain espace. De nouveau, je me sers du désintégrateur en faisant pivoter la tourelle de tir. En même temps, je me rapproche du sol.
Autour de nous, et à terre, l’effervescence devient hallucinante, mais nous ne nous en inquiétons pas. Voilà le campement. Je place le patrouilleur juste au-dessus. A quelques mètres, puis j’établis mon champ de force en lançant une vingtaine de harpons-antennes autour de nous.
— Gordil. Tu peux couper.
Un temps, puis le géant m’annonce :
— C’est fait, mon capitaine.
Je dégage la trappe du sas ventral, puis je me laisse tomber. Gordil est surpris de me voir engoncé dans un énorme scaphandre de l’espace. Il a même un mouvement de la main vers son pistolet thermique et je m’écrie :
— Tu ne me reconnais pas ?
— C’est que vous portez l’écusson wolnar, mon capitaine.
— J’ai emprunté ce scaphandre dans les réserves de la forteresse. Ce scaphandre est indispensable pour éviter les émanations qui ont atteint Rezy, Saurat et Valek. C’est le parfum d’une fleur…, la loubiane…
— Et moi ?
— Tu dois être naturellement réfractaire à ce parfum. C’est une chance, sans cela, vous seriez tous morts à l’heure actuelle.
Saurat, Valek et Rezy sont étendus sur le sol. Complètement ankylosés, mais je sais qu’ils ont gardé toute leur conscience. Si on peut encore parler de conscience dans leur cas.
Ils doivent souffrir atrocement de ne pas pouvoir répondre à l’appel de la monstrueuse fleur.
— Evacuons-les à bord.
Aucun problème grâce à leur compensateur de gravité. Après, c’est le tour des robots, le transporteur d’abord puisqu’il porte tous nos équipements, enfin, le robot de combat, le seul qui nous reste.
Hors du champ de force, c’est le calme. Pas un seul animal en vue. Rien. Pas le moindre serpent. On dirait qu’il n’y a même plus d’insectes comme si le champ de force agissait un peu à la manière d’un révulsif sur leur subconscient ou leur instinct.
Après Gordil, je remonte à mon tour. Suana a fait étendre Rezy, Saurat et Valek sur des couchettes de relaxation et elle s’apprête à leur faire des piqûres pour dissiper leur ankylose.
— Ranimez d’abord Rezy. Attendons de savoir comment elle réagira avant de délivrer les deux autres qui pourraient se montrer dangereux.
Un appel au visiophone me coupe la parole ! L’appel vient de la forteresse. Je branche immédiatement et, sur l’écran, apparaît le visage bouleversé du commandant Daréa.
— Les commandos de l’extérieur viennent de lancer une attaque. Ils utilisent des débouchés secrets et, presque partout, ils nous prennent à revers. En ce moment, ils sont en train de nous acculer dans les niveaux souterrains.
— Et Straeten ?
— Il se trouvait dans son laboratoire au moment de l’attaque. Les Wolnars ont pu s’assurer de sa personne.
Je jure en me retournant sur Suana. Elle a tout entendu, je la voix pâlir et je maugrée :
— C’est de ma faute. J’aurais dû penser qu’une forteresse pareille devait comporter des passages secrets. J’aurais dû faire passer Farth sous l’analyseur de pensées, lui, c’est ce qu’il aurait fait, à ma place.
De la tête, je désigne Rezy.
— Après tout, nous détenons un otage précieux pour lui. Je pense qu’il nous échangera la fille de l’ancien gouverneur contre votre père.
— Laskos a peut-être agi de sa propre initiative.
— Et lui n’a pas les mêmes raisons.
Sans doute. Tout est à recommencer. Je me retrouve dans la même situation qu’au moment où j’ai cherché à pénétrer dans la forteresse. Avec un robot de moins et deux hommes fous. Par contre, je dispose d’un patrouilleur et du rayon de Straeten.
Evidemment, je peux compter sur Vortan et Sourdy pour remplacer Saurat et Valek. Malheureusement, ils n’ont pas leur entraînement. Tout cela se mêle dans mon esprit, s’additionne et se soustrait sans que je trouve de réponse.
Soudain, sur l’écran du visiophone intérieur, apparaît le visage de Vortan qui m’appelle de la salle des machines.
— Quel cap prenons-nous, capitaine ?
Je n’en sais rien, la forêt me tente car j’ai vu que toute sa faune fuyait nos champs de force, mais il y a le parfum de la loubiane qui nous condamne à nous installer ailleurs. En tout cas, pour la nuit.
Ouais ! Durant la nuit, nous n’avons, de toute façon, rien à craindre des Wolnars.
— Cap sur la savane.
Après une heure d’obscurité totale, comme chaque nuit, l’immense lune monte à l’horizon, nous révélant en ombres chinoises le monde épouvantable au milieu duquel nous nous sommes posés.
A deux reprises, des monstres se sont heurtés à notre champ de force qui les a rejetés en arrière. Pris de fureur, ils ont immédiatement chargé puis, repoussés à nouveau, pris de panique, ils ont fui.
Et, peu à peu, le vide s’est fait autour de nous. Comme si tous les êtres vivants de la savane s’étaient donné le mot. Dans le ciel, nous avons vu passer plusieurs vols de badraks et planer quelques énormes méduses volantes, certaines atteignant jusqu’à quarante mètres d’envergure.
Ni les badraks ni les méduses n’ont fait attention au patrouilleur immobile au milieu de la plaine et ressemblant sans doute, pour eux, à un énorme rocher :
Rezy est en train de sortir de son apathie. Suana la masse lentement. Gull Farth m’a dit que l’homme récupéré après un séjour de nuit dans la forêt n’avait jamais retrouvé la raison. En sera-t-il de même pour Rezy et mes compagnons ?
Il y a une différence dans leur cas. Ils sont restés dans le campement et n’ont pas connu les horreurs que recelaient les fourrés.
— Capitaine ?
Je me retourne sur Gordil qui essaye de joindre Gull Farth grâce au visiophone.
— Capitaine. J’ai la forteresse.
Immédiatement, je le rejoins devant le tableau de bord. Sur l’écran, une tête nouvelle. J’annonce :
— Capitaine Starel, des forces terriennes.
— Colonel Laskos.
Il a un visage étroit, en lame de couteau avec un large front bombé, des lèvres minces, de petits yeux cruels et les pommettes légèrement saillantes.
— Je désire parler au gouverneur.
— Désormais, c’est moi qui assure ces fonctions.
— Vous avez rompu, sans préavis, une trêve librement consentie.
— Personnellement, je n’avais rien promis.
Et, de toute façon, maintenant, il est en position de force. Je pousse un soupir.
— Soit. Straeten est entre vos mains, mais je dispose d’un otage. Je vous propose de les échanger.
Laskos part d’un éclat de rire.
— Vous oubliez que Val Straeten est infiniment plus précieux pour nous que la fille de l’ancien gouverneur Andros.
— Je ne quitterai pas Kalium sans le professeur, et si vous ne me le rendez pas, je vais devoir reprendre les attaques contre la forteresse. Des attaques de destruction, avec des moyens infiniment supérieurs à ceux dont disposait mon lieutenant. Vous savez ce que cela signifie…
— Oui…, et j’en prends le risque.
Il est fou. Son regard brille étrangement. Un mince sourire monte à ses lèvres et, brusquement, il coupe lui-même l’émission.
Rezy revient progressivement à elle. Il y a, sur son visage, une étrange béatitude. Encore l’effet du parfum de la loubiane, et j’ai peur. Peur que la jeune fille ne retrouve pas toute sa lucidité.
— Tranquillisez-vous, m’annonce Suana. Ni Rezy ni vos compagnons ne sont restés assez longtemps dans la forêt et ils devaient se trouver assez loin de la fleur puisque Gordil n’a pas été touché.
— Il était peut-être réfractaire à ce parfum ou immunisé ?
— Par quoi ?
Le colosse intervient :
— Lorsque le lieutenant et Valek ont été atteints, j’avais bu pas mal de jargal.
— Et tu étais le seul ?
— Oui.
Pas mal de jargal ! Ça en représente une certaine quantité quand on connaît Gordil.
— Il faudra faire un jour l’expérience.
En attendant, Rezy s’est dressée sur sa couchette de relaxation. Une ou deux fois, elle se passe la main sur le front, nous fixe avec surprise, puis demande :
— Que s’est-il passé ?
Ouf ! Elle n’est pas folle. Elle reconnaît Suana et écarquille les yeux en la voyant. Surtout quand elle me voit debout à côté d’elle.
Elle murmure :
— Nous étions dans la forêt. Mon Dieu ! La loubiane. Je me souviens quand le lieutenant a été atteint. C’est moi qui…
Une peur rétrospective la fait frissonner, puis elle s’écrie :
— Frédéric ! Est-ce que vous avez pu vous emparer de la forteresse ?
— Momentanément. Depuis, Laskos l’a reprise. Nous nous trouvons actuellement dans le patrouilleur de réserve et nous piquerions directement vers l’espace si Val Straeten n’était pas retombé aux mains des vôtres.
Rapidement, je lui expose ce qui m’est arrivé depuis le moment où j’ai été fait prisonnier et lorsque j’en arrive à l’entretien que je viens d’avoir au visiophone avec Laskos, elle sursaute.
— Mais l’escadre de la relève doit arriver à l’aube. Onze transports et cinq avisos.
Des avisos ! Contre eux, le patrouilleur ne pèsera pas lourd… Je comprends tout à coup l’assurance de Laskos qui ne pense pas que je l’attaquerai de nuit.
Je me tourne vers Suana.
— Réanimez tout de suite Saurat et Valek. Il faut que nous délivrions votre père cette nuit.
— En attaquant la forteresse ?
— Oui. Laskos pense que nous attendrons que le soleil se lève…, à cause des méduses volantes.
— Mais c’est de la folie, s’exclame Rezy. Il y a trop d’hommes dans la forteresse.
— Trop d’hommes, en effet, mais ils seront pris de panique lorsqu’ils verront en quoi se transforment les murs qui les abritent.
— Je ne comprends pas.
— Straeten a équipé notre patrouilleur de son rayon de dispersion.
— Et vous allez vous en servir ?
— Pour décapiter la forteresse. Oui. J’ajoute immédiatement à l’intention de Suana :
— Comme votre père se trouve nécessairement au second ou au premier niveau, il ne risque rien.
— Et pour le rejoindre ?
— Nous nous frayerons un passage avec le patrouilleur.
— Au milieu des molécules dispersées ?
— Il faudra bien.
Une ombre passe sur le visage de Suana et sa main se pose sur mon bras.
— En agissant ainsi, vous risquez d’éparpiller ces molécules très loin l’une de l’autre, et empêcher ainsi qu’elles puissent jamais retrouver leur équilibre normal.
— Préférez-vous sacrifier votre père ?
Sans répondre, elle saisit sa seringue hypodermique et, après l’avoir chargée, se penche sur la couchette pour faire sa piqûre à Saurat.
Minuit ! Le minuit de Kalium ! Saurat et Valek ont entièrement récupéré et je viens de donner l’ordre à Vortan et à Sourdy de relancer les machines.
Nous allons décoller.
En vol, nous avons tout à craindre des méduses qui, en se mettant à plusieurs, pourraient très bien déséquilibrer le patrouilleur par leur poids, une méduse moyenne pouvant peser jusqu’à dix tonnes. De plus, comme elles attaqueront en fonçant sur nous à la manière des aigles, de haut en bas, il n’est pas question d’utiliser contre elles le rayon de Straeten.
Je devrai me contenter des armes classiques et je me suis installé dans la tourelle de tir, laissant à Saurat la responsabilité du tableau de bord.
En cas d’attaque, je dispose d’un canon antiaérien à balles traçantes, capables d’atteindre un objectif à longue portée, mais je doute qu’il soit vraiment efficace contre les méduses.
Au stade suivant, à une centaine de mètres, j’aurai le tube désintégrant et, encore plus près, les jets thermiques.
Pour le moment, dans le ciel, je n’ai aperçu que des badraks, mais ils n’ont pas encore attaqué. Le ciel, je le surveille dans des jumelles à infrarouge.
Brusquement, j’alerte le poste d’équipage.
— Les méduses…
Il y en a une dizaine, dont trois vraiment gigantesques. Elles planent très haut au-dessus de nous en réglant leur vol sur notre marche. Je braque mon canon antiaérien et, durant quelques secondes, je me demande si je dois tirer tout de suite ou attendre que les monstres amorcent leur attaque.
Je crois aux vertus de l’offensive, alors j’ouvre brutalement le feu. Le ciel s’illumine des trajectoires de mes balles. Je fais mouche. Touchant au moins trois méduses et elles fuient.
Pas pour longtemps. La plus énorme fonce brusquement, étalant largement ses membranes. Celle-ci doit peser au moins vingt ou trente tonnes. Si elle parvient à accrocher le patrouilleur, et compte tenu de sa vitesse et de la force de l’impact, nous ne nous en tirerons certainement pas.
Mes balles explosives continuent à labourer ses flancs, mais ça ne paraît guère l’incommoder. Cent cinquante mètres, cent. J’appuie sur la détente de mon tube désintégrant.
Mal visé. Je n’accroche qu’une frange de l’immense tapis qui continue à foncer sur nous. Mon jet thermique la frappe de plein fouet et, cette fois, j’ai l’impression qu’elle se contracte, mais c’est fugitif et je reprends mon désintégrateur.
La monumentale méduse se coupe brusquement en deux. Le patrouilleur tangue terriblement car un des morceaux le frappe en s’écroulant, mais Saurat utilise un rayon répulsif qui suffit à rejeter les restes de la méduse.
Ce n’est pas fini. Les autres attaquent à leur tour. Elles ne sont pas aussi énormes, mais fondent sur nous de tous les côtés à la fois.
J’ouvre le feu en faisant pivoter mes armes dans la tourelle. En même temps, je crie dans le haut-parleur relié au poste de commande :
— Saurat. Tiens-toi prêt à stopper brutalement.
— A cette vitesse, nous risquons…
— Pas le temps de mesurer les conséquences.
Les méduses sont tout près. Je hurle :
— Stop !
Toute la carlingue du patrouilleur se met à vibrer, lançant une grande plainte déchirante qui résonne terriblement dans nos oreilles.
Les méduses sont prises de court. Elles n’ont pas les réflexes conditionnés comme ceux des combattants et elles se heurtent brutalement à quelques mètres à peine de ma ligne de mire.
Immédiatement, mon désintégrateur entre en action, au milieu des monstres enchevêtrés. Tout s’efface devant nous en quelques jets.
Au-dessus de nous, le ciel s’est comme vidé. J’ai beau le fouiller en tous sens, je n’aperçois même plus un vol de badraks, mais nous revenons de loin.
J’essuie mon front qui s’est couvert de sueur pendant que Saurat s’exclame :
— Le vaisseau a tenu et je crois que nous sommes bien débarrassés de ces horreurs.
— Pour un moment, en tout cas.
Une grande aspiration d’air pour regonfler mes poumons, puis j’ordonne :
— En route.
— Même cap ?
— Sur Trevar. Oui.
La forteresse ! Elle se dessine en ombre chinoise sur l’horizon. Nous n’avons pas subi d’autres attaques, mais le seul combat que nous avons livré dans le ciel a sans doute donné l’alerte aux Wolnars.
Cette fois, je ne peux pas compter sur l’effet de surprise et, dès que nous sommes à portée, les batteries de Trevar ouvrent le feu. Je suis redescendu au poste de commandement et je me tiens devant le tableau de bord.
Les premiers obus nous frôlent et, immédiatement, j’enveloppe le patrouilleur dans un champ de force. Ainsi protégés, nous pouvons foncer en direction des murailles à la hauteur des derniers niveaux.
Dès que je suis à portée, je lance le rayon de Straeten en coupant le champ de force et je balaie tout le sommet de Trevar.
L’effet est prodigieux. La haute construction est soudain décapitée et une masse mouvante, assez semblable à de la lave ; mais ne dégageant aucune chaleur se met à couler lentement vers les niveaux inférieurs…